De la rumeur à l’incendie criminel :
le village de Saint-Jeures
dans la tourmente
En octobre 2021, un permis de construire pour une maison de 1 184 m² avec un dôme et une salle de prière est accordé à Yassine. Mais sur le plateau Vivarais-Lignon, la rumeur enfle et le doute grandit : ne s’agirait-il pas plutôt de la construction d’une mosquée ou d’une école coranique ? Une nuit, un incendie criminel ravage le chantier. Sous la pression, le maire retire le permis. Yassine a déposé un recours.

Au fond de la salle municipale, ce 17 décembre 2021, un homme se lève de sa chaise. Une centaine de villageois se retourne pour l’observer. Il parle fort et s’adresse à Yassine, cible de la polémique qui secoue le village depuis des semaines : « Si vous avez beaucoup d’argent, pourquoi vous venez à Saint-Jeures ? Pourquoi vous faites une maison de plus de 1 000 m² ? Comment allez-vous financer ? »
Tandis qu’un autre habitant s’avance. Une table de bureau le sépare de celui qu’il pointe du doigt : « Moi, ce que je voudrais savoir c’est combien de personnes va pouvoir accueillir cette salle de prière ? » La salle se fige, pendue aux lèvres de Yassine.

Yassine et André Duboeuf, le maire du village, lors de la réunion publique organisée le 17 décembre 2021. Archives Progrès/Isabelle DEVOOS
Yassine et André Duboeuf, le maire du village, lors de la réunion publique organisée le 17 décembre 2021. Archives Progrès/Isabelle DEVOOS
« Le 24 au matin, à 5 h 10, on a été bipé pour un feu de voiture »
Trois semaines plus tôt, ce 24 novembre 2021, Yassine, un quadragénaire lyonnais, est alerté par un appel téléphonique. C’est son futur voisin à Saint-Jeures. Il lui annonce que son camion et son abri de chantier ont été incendiés.
Yassine est stupéfait. Il quitte aussitôt l’appartement familial et roule à vive allure, au volant de sa grosse berline. Il sait que, depuis quelques jours, la rumeur enfle sur le plateau Vivarais-Lignon. Une pétition aurait même circulé contre son projet de construction.
Dans la commune et aux alentours, il se dit qu’un permis de construire a été accordé à un Lyonnais, fils d’immigrés algériens, pour la construction d’une mosquée. D’autres fantasment des chambres d’hôtes halal, ou peut-être une école coranique, voire un centre de réhabilitation pour djihadistes. Tandis que Yassine avale les kilomètres, ses pensées s’emballent. Que s’est-il passé ? Qui peut lui en vouloir au point de provoquer un incendie sur sa propriété ?
« Il s'appellerait Dubœuf, il n'y aurait pas de problème »
Depuis plusieurs jours, en mairie, les élus, comme les agents communaux, doivent faire face à un afflux inhabituel de curieux et de journalistes qui veulent consulter le permis de construire de « la » bâtisse de 1 184 m².
Les plans dévoilent onze chambres et autant de salles de bains, un entrepôt et un garage pour plusieurs véhicules, une piscine intérieure, une bibliothèque, des bureaux, des salles de sport, de jeux, de lecture, de projection…
Il y est surtout indiqué une salle de prière, et sur le toit est dessiné un dôme. Certains habitants s’inquiètent de l’intégration de ce bâtiment à l’architecture inhabituelle au milieu des villas traditionnelles et des corps de fermes. Quand d’autres, plus bruyants, s’emportent et exigent de voir le maire dans son bureau. André Dubœuf entend bien que les revendications des premières personnes qu’il reçoit ne portent pas sur l’aspect architectural.
Des propos racistes et islamophobes ont été tenus dans le village. « Il s’appellerait Dubœuf, il n’y aurait pas de problème » , témoigne le maire dans la presse.

Il ne restait plus rien de la cabane de chantier et des engins ravagés par les flammes. Archives Progrès/Isabelle DEVOOS
Il ne restait plus rien de la cabane de chantier et des engins ravagés par les flammes. Archives Progrès/Isabelle DEVOOS

Yassine abasourdi devant son véhicule et sa baraque de chantier calcinés. Archives Progrès/Isabelle DEVOOS
Yassine abasourdi devant son véhicule et sa baraque de chantier calcinés. Archives Progrès/Isabelle DEVOOS
« Un dôme, une salle de prière, onze chambres…
chez nous, y’en a pas »
Les forêts de sapins défilent jusqu’à l’angle de la départementale 47 où Yassine se gare. Il sort de sa berline, la tignasse domptée sous un bonnet à pompon, jeans et baskets de marque. Il observe, abasourdi. Son véhicule et sa baraque de chantier sont calcinés.
Engouffrées dans les poches de sa parka, les mains du Lyonnais se crispent. Toute cette haine, il ne l’a pas vue venir. Il avait parlé avec des voisins, rencontré plusieurs fois le maire. Tout le monde lui avait paru sympathique. Sa première pensée est pour ses enfants. Et tout à coup, il a peur. Dans ce petit « paradis » à la campagne qu’il avait imaginé, on ne veut pas de lui.
Dans ce petit « paradis » à la campagne qu’il avait imaginé, on ne veut pas de lui.
Les gendarmes de l’identification criminelle, dans leur combinaison blanche, procèdent à des relevés. La piste criminelle est très vite privilégiée dans ce contexte délétère connu de tous. Yassine est sous le choc. Il dit aux gendarmes qu’il veut tout arrêter. Partir.

La piste criminelle est très vite privilégiée. Archives Progrès/Isabelle DUVOOS
La piste criminelle est très vite privilégiée. Archives Progrès/Isabelle DUVOOS
« Nous avons honte »
L’information se diffuse comme une traînée de poudre dans les hameaux. Il y a eu un incendie route de Bourrel sur le terrain « de la mosquée ».
Des voix s’élèvent pour soutenir Yassine. « Nous avons honte », écrivent spontanément Michèle Boué et Didier Rault, un couple de retraités et responsables associatifs, dans un communiqué qu’ils envoient à la presse.
« Honte qu’une ou plusieurs personnes viennent, par une action stupide et raciste, mettre à mal la tradition d’accueil du Plateau Vivarais-Lignon. Nous condamnons cet incendie ignoble, et l’accumulation de rumeurs, de ragots, d’inventions qui l’ont précédé et sans doute entraîné. »
Le lendemain, Yassine s’est ravisé. Il propose d’organiser une réunion publique, avec le maire, dans un souci d’apaisement.
Son idée est de se présenter à ceux qui ne le connaissent pas, les convaincre, et les rassurer sur son projet de construction d’une maison d’habitation : « Si j’avais voulu construire une mosquée, si j’étais dans cette mouvance, vous pensez sérieusement que j’aurais choisi Saint-Jeures ? » se justifie-t-il auprès des journalistes.
L’incendie criminel, confirmé par la justice, fait les gros titres. La presse nationale se passionne pour ce fait divers à trois mois de l’élection présidentielle sur une terre où cohabitent, depuis des siècles, catholiques et protestants. Une terre de Justes aussi, ces familles qui ont caché des enfants juifs pendant la guerre.
« C'est vrai qu'une maison de 1 184 m²,
c'est inhabituel par ici »
Après avoir affirmé qu’il n’y avait « rien à redire », le maire fait volte-face. Il est fatigué. Un infarctus en juillet, et la pression de ces administrés qui hurlent dans son bureau, lui ont fait baisser les armes.
Dans la salle communale, ce 17 décembre 2021, André Dubœuf se lève. La voix chevrotante, il prend le micro et fait son mea culpa devant Yassine, médusé.
Avant de signer le permis de construire, deux mois plus tôt, le 21 octobre, « Dédé », comme on l’appelle dans le village, s’est bien posé quelques questions. C’est vrai qu’une maison de 1 184 m², c’est inhabituel par ici. Il s’est demandé combien allait coûter une maison de cette taille, quel serait son usage, et d’où proviendraient les fonds. Mais l’aspect paysager, il confesse que ça ne l’a pas interpellé à l’époque. Pourtant, deux mois plus tard, c’est son principal argument pour motiver le retrait du permis.

Le terrain de la construction est situé rue de Bourrel à la sortie de Saint-Jeures. Archives Progrès/Isabelle DEVOOS
Le terrain de la construction est situé rue de Bourrel à la sortie de Saint-Jeures. Archives Progrès/Isabelle DEVOOS
Lui aussi se dit finalement convaincu que cette maison ne doit pas être construite. Il lit ses notes : « L’architecture inhabituelle dans la région du Haut-Lignon, les dimensions très importantes de la bâtisse, et l’aspect extérieur des bâtiments ne correspondent pas à ceux d’un habitat traditionnel, et sont de nature à porter atteinte au caractère et à l’intérêt des lieux avoisinants. »
Le terrain d’un hectare, acquis par Yassine, fait face au jeu de boules et au terrain de football du village. À quelques mètres se dresse aussi l’église.

Joseph Guilbert, l'un des plus farouches opposants du projet. Archives Progrès/Isabelle DEVOOS
Joseph Guilbert, l'un des plus farouches opposants du projet. Archives Progrès/Isabelle DEVOOS

Un recours est déposé par des habitants opposés au permis de construire de cette maison de 1 184 m². Photo DR
Un recours est déposé par des habitants opposés au permis de construire de cette maison de 1 184 m². Photo DR
« C’est peu évident que ce projet soit une maison individuelle »
Un couple d’habitants, entouré d’une vingtaine d’autres Saint-Jeurois convaincus que ce projet « gigantesque » cache autre chose qu’une maison pour une famille, a déposé un recours gracieux pour faire annuler le permis de construire.
Alain écrit un courrier détaillé aux autorités. Comme Michel et Joseph Guibert, deux frères descendants d’une famille de notables locaux, il affirme que jamais ce permis n’aurait dû être accordé. Le dôme n’est pas dans le style du pays.
Dans Le Progrès, leur avocat, Me Pierrick Salen émet des doutes sur plusieurs petites salles qui, selon lui, peuvent ressembler à des salles de cours et des plans qui font penser à une école ou un centre de formation. Pour eux, c’est peu évident que ce projet soit une maison individuelle.
En mars, un tract fleurit dans les boîtes aux lettres du village de moins de 1 000 âmes. Il compte une trentaine de signataires. Joseph Guibert est un des opposants les plus actifs « prêt à aller jusqu’au bout » parce qu’il « défend son pays ».
Le septuagénaire se méfie des médias mais accepte une interview au Progrès. Il dit qu’il redoute « un impact désastreux de cette construction disproportionnée pour l’image du centre-bourg ». Il évoque le style « oriental » de ce « château ».
Pour lui, il y a quelque chose de pas clair : « Quand on a autant d’argent, on va à Monaco, Courchevel ou Cannes ».
« Dois-je comprendre que vous ne voulez pas de moi ? »
La décision du maire de retirer le permis de construire est ressentie comme une injustice par Yassine. « Dois je comprendre que vous ne voulez pas de moi ? » demande-t-il, ce 17 décembre, à la centaine de villageois qui lui font face.
L’homme a mal au cœur, les deux mains agrippées au micro, mais ne veut rien laisser paraître. Le masque, toujours en vigueur dans les lieux publics, cache une partie de son visage mais pas ses yeux qui trahissent parfois son étonnement.
Ce soir, il a répondu à toutes les questions face à une centaine de personnes qui savent désormais tout de lui, mais dont lui ne sait rien. « 90 % de racistes », évaluera le maire, André Dubœuf dans une interview à une radio nationale. Tandis que la presse écrite utilise l’image du tribunal populaire.
Quand la salle se vide et que les discussions se poursuivent dehors, non loin de la patrouille de gendarmerie qui est restée là toute la soirée, quelques Saint-Jeurois viennent serrer la main de Yassine.
« Je n’ai rien contre vous monsieur, je ne vous connais pas. Mais votre projet ne me convainc pas. » Yassine apprécie cette franchise.
Il a déposé un recours devant le tribunal administratif de Clermont-Ferrand en juillet 2022. Il veut que soit démontré que son permis a été validé par les autorités compétentes dans le respect du code de l’urbanisme. Il dit qu’il n’abandonne pas, qu’il attend.
Concernant l’incendie criminel, à ce jour, il n’a été procédé à aucune interpellation.
